CHAPITRE XII
Melisma, Gaph et une dizaine d’autres Ryn pataugeaient dans la boue qui leur arrivait aux chevilles après la dernière averse déclenchée par le contrôle du climat. Les conditions de vie se détérioraient rapidement dans l’installation 17. Personne n’était de bonne humeur, même Gaph, qui gardait pourtant le moral dans les pires situations.
Les surveillants du camp avaient demandé que les Ryn gagnent le secteur de formation. Ce lieu servait de terrain d’entraînement et d’endoctrinement aux réfugiés destinés à aller au cœur de la Nouvelle République.
Malgré la volonté de Salliche Ag de garder autant de réfugiés que possible sur Ruan, nombre d’autres mondes souhaitaient aussi employer les personnes déplacées des Bordure Extérieure et Moyenne. Des usines de construction optique ou acoustique cherchaient des espèces disposant d’une acuité visuelle ou d’une ouïe surdéveloppée. Certaines sociétés étaient intéressées par les espèces de taille et de force au-dessus de la moyenne. Mais la plupart des réfugiés n’avaient jamais habité les Colonies ni le Noyau, d’où la nécessité des cours de formation, censés hisser ces pauvres créatures incultes au niveau de leur nouvelle vie.
Melisma et ses compagnons longèrent les bâtiments grossiers où on apprenait le basique aux Ruuriens et aux Dugs. Certaines installations servaient à des séances de formation à l’interaction avec les droïds, les ordinateurs et les formes de vie virtuelles. D’autres initiaient à l’utilisation des turboascenseurs, des puits gravifïques, des rues à tapis roulant, des comlinks, des holoprojecteurs ou des fauteuils auto-ajustables. On apprenait aussi aux réfugiés à se comporter correctement au restaurant, au théâtre et dans les autres lieux publics…
Les Ryn étaient attendus à la structure 58, animée par une humaine dont les yeux s’exorbitèrent à leur vue. Elle consulta fébrilement l’affichage du databloc qu’elle portait autour du cou, se reprit… et demanda à ses « élèves » de s’asseoir.
Les Ryn s’installèrent sur le sol, achevant de déstabiliser leur interlocutrice, à l’assurance aussi bancale que ses chaises… Elle regarda de nouveau son databloc comme pour y chercher l’inspiration.
— Nous vous avons demandé de venir car une possibilité de vous rendre sur Esseles s’est présentée.
Melisma se tourna vers Gaph, dont l’optimisme refit surface.
— Il s’agirait d’un travail un peu particulier, mais c’est la seule offre concernant votre espèce. Je suis sûre que vous y réfléchirez. (Elle se racla la gorge.) Vous habiteriez dans une sorte de musée vivant, où diverses espèces cohabitent et permettent aux curieux de découvrir leurs caractéristiques.
— Que serions-nous censés faire ? demanda Gaph après un long silence.
— Etre vous-mêmes, voilà tout, répondit la femme d’une voix trop aiguë.
Le sourire de Gaph s’effaça.
— Ce serait comme ici. Sauf que des milliers de visiteurs viendraient nous reluquer !
— Vous observer !
— Désolée, dit Melisma, mais nous sommes forcés de refuser votre offre.
La femme se mordit la lèvre inférieure. Elle alla jusqu’à la porte pour vérifier qu’il n’y avait personne derrière, puis revint vers les Ryn, les yeux brillants.
— Je ne devrais pas vous le dire, mais Salliche Ag est prête à vous fournir un emploi ici, sur Ruan. Je suis sûre que certains d’entre vous ont déjà vécu sur des mondes agricoles. Vous vous adapterez facilement au travail et à l’environnement. En échange, la société vous demanderait de signer un contrat pour les trois prochaines années standard.
— Quel est le salaire ? demanda Gaph, feignant l’enthousiasme.
— Salliche Ag vous fournira le gîte et le couvert et déduira les frais de vos émoluments. La société conseille à ses employés de ne pas prendre leur salaire sous forme de crédits, de peur qu’ils les dépensent à tort et à travers. Salliche Ag ne veut pas que ses employés dépensent plus qu’ils ne gagnent et soient contraints de travailler pour rembourser leurs dettes.
— Quelle amabilité ! fit Gaph, avec un ravissement feint.
— Ça ne nous intéresse pas, dit Melisma quand les rires se calmèrent.
La femme croisa les bras.
— Vous ne voulez pas au moins y réfléchir ? Vous n’avez pas envie de rester dans ce camp plus longtemps que nécessaire. Je me trompe ?
La menace à peine voilée résonnait toujours aux oreilles de Melisma quand son groupe quitta le bâtiment. Elle ignorait si elle devait être furieuse ou terrorisée.
Les deux, peut-être ?
Dire la bonne aventure avait permis aux Ryn de gagner assez de crédits pour acheter de la nourriture décente, mais les affaires commençaient à décliner. Sans crédits, le camp deviendrait rapidement la prison qu’il était en réalité. Tôt ou tard, les Ryn seraient forcés d’en passer par les conditions de Salliche Ag.
Melisma ne croyait pas possible d’éprouver plus de découragement… Jusqu’à son retour au camp ryn, où deux humains les attendaient, probablement pour leur vanter les mérites de l’offre de Salliche Ag.
L’allure générale des types fit réfléchir Melisma. Trop minables pour être des représentants de Salliche Ag… Le plus grand, dégingandé et barbu, avait les doigts tachés de tabac. Il portait un bleu de travail trop petit d’une taille. De la graisse sous les ongles et la trogne barbouillée, son compagnon avait aussi piètre allure. Ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules, filandreux et gras.
— Ruan n’est qu’un trou perdu quand on a envie d’être ailleurs, lança le grand type à Gaph.
— Mais il existe des moyens de quitter les trous les plus paumés, renchérit l’autre homme.
Gaph sourit.
— Je sais. Et ils coûtent trop cher pour nous. Désolé.
— Que diriez-vous de gagner le prix de votre billet ? demanda le grand type, prenant la réponse de Gaph comme un encouragement.
Gaph fit signe aux deux lascars de s’asseoir sur les chaises que R’vanna avait dénichées.
— Nous représentons une société qui assure le transport vers d’autres planètes, annonça le premier type.
— Pour quelques milliers de crédits par passager, dit Gaph.
— Oui. Croyez-le ou pas, il y a ici des gens qui ont les moyens de se payer ce luxe.
— Mais ils n’ont pas les papiers officiels leur permettant de voyager, ajouta l’autre larron. En principe, leurs crédits leur permettraient d’acquérir les documents nécessaires, mais Salliche Ag leur rend les choses difficiles. C’est son intérêt…
R’vanna soupira.
— Nous savons tout cela.
— Parfait. Voilà le marché : notre société a l’autorisation officielle de transporter des passagers payants vers Abregado-rae, qui accepte les exilés.
— Abregado-rae, répéta R’vanna, ravi. Voilà qui est bien mieux que les mondes du Noyau !
Le grand type hocha la tête.
— Pas de camps, par de contrats d’engagement, pas de clauses obscures. Tout le monde peut y prendre un nouveau départ. Mais tant que nous n’aurons pas ajouté les noms de nos clients sur les listes officielles de transit, tous les crédits de l’univers ne leur feront pas quitter Ruan.
Gaph réfléchit.
— Vous avez besoin d’un pirate informatique pour saisir ces noms dans la base de données.
— Non. Salliche Ag surveille trop bien ses ordinateurs. Tout doit être fait sur papier spécial avec un sceau officiel.
— Continuez, dit Gaph après avoir échangé un regard avec R’vanna.
— Il paraît que votre peuple est doué pour fabriquer de faux permis…, dit le premier humain.
— Comme ceux que vous avez forgés pour émigrer jadis dans le Secteur Corporatif, ajouta le second.
— Des rumeurs sans fondement, lâcha R’vanna.
Le grand type sourit.
— Si vous le dites…
— Avez-vous un modèle du sceau que vous voulez copier ? demanda Gaph.
Le petit homme sortit une feuille de papier de sa valise et la remit à Gaph. Elle portait un sceau officiel complexe.
— Celle-ci vient de Coruscant. Chaque lettre de transit peut contenir une centaine de noms. Il nous en faudrait cinq.
Gaph et R’vanna en débattirent entre eux.
— La calligraphie du sceau est intentionnellement de style antique, dit Gaph. Nous aurions besoin des encres adéquates.
— Je m’en occuperai, promit le grand type.
— Qu’est-ce que ça nous rapportera ? demanda Melisma.
— Ce que vous voulez. Des vêtements, de la nourriture, des meubles…
— Et si nous demandions à quitter Ruan ?
Les deux hommes échangèrent un regard.
— Vous êtes combien en tout ?
— Trente-sept, dont un bébé.
— Nous devrions pouvoir arranger ça…, dit le grand type.
— Pour vous amener à Abregado-rae seulement, ajouta le petit.
— Ça nous va, dit Gaph après un coup d’œil à ses camarades.
— Voilà ce que nous vous proposons, conclut le grand type. Nous vous apporterons tout ce qu’il vous faut pour fabriquer les permis. Si Salliche Ag et les autorités du spatioport les acceptent, le marché est conclu.
— Je m’appelle Plaan, annonça le chef weequay de la sécurité de Tholatin en rejoignant Droma et Yan dans la soute avant du Faucon.
Les pouces passés dans sa ceinture, Plaan portait une tunique mi-longue de la couleur des déserts de Sriluur. Son visage desséché était sillonné de rides profondes. Des taches de vieillesse émaillaient la plaque osseuse qui renforçait son crâne des sourcils jusqu’à l’épine dorsale. Créature d’aspect impressionnant, il était accompagné par deux humains en combinaisons de combat, dont l’un portait un fusil-blaster de fabrication récente, et l’autre un BlasTech E-11 vieux de vingt ans – l’arme de prédilection des commandos Impériaux. Une demi-douzaine d’autres agents de sécurité inspectaient différents secteurs du vaisseau. Yan avait du mal à garder son calme à l’idée que les types fouillaient dans ses affaires.
— Mon second, Miek, ajouta Droma, désignant Yan d’un geste négligent.
— Désolé de devoir mettre votre vaisseau sens dessus dessous, capitaine Droma, dit Plaan. Les mots de passe étaient corrects, mais vu la situation, nous sommes forcés d’être prudents.
Spécimen typique de son espèce, Plaan était plus apte à communiquer par les phéromones que par la parole. Il parlait le basique avec un fort accent.
Avec les problèmes d’hyperdrive, le voyage vers Tholatin avait été long et pénible. C’était un monde inhabité, à l’exception d’une discrète vallée, utilisée par les contrebandiers au fil des ans. Le Faucon, sous un faux nom, avait atterri dans une zone boisée de la faille. Les hangars d’amarrage et d’entretien se situaient sous un surplomb rocheux, à la base d’une falaise. Si Yan était soulagé que les anciens codes aient marché, l’aspect bizarre de certains navires présents dans le hangar l’inquiétait.
— Vous êtes déjà venu sur la Crête d’Esau ? demanda Plaan, observant Yan avec intérêt.
— Oui, mais ça fait un bail.
— Qui s’occupait de la base, à l’époque ?
— Bracha e’Naso, si je me souviens bien. Il y avait aussi un courtier en informations appelé Formyaj. Un Yao, je crois.
Plaan acquiesça.
— Partis depuis un moment. Ils ont quitté la planète quand les Yuuzhan Vong sont entrés dans l’espace hutt. (Il regarda Droma.) Où avez-vous eu ces codes, capitaine ?
— Grâce à un ami de Nar Shaddaa, répondit Droma, comme Yan lui en avait donné l’instruction. Un humain appelé Shug Ninx.
— Nous connaissons Ninx. Vous venez de Nar Shaddaa ?
Droma n’eut pas le temps de répondre. Une voix de baryton l’interrompit, venue du couloir circulaire tribord.
— Plaan, jetez un coup d’œil à ça !
Yan et Droma suivirent le chef de la sécurité dans le couloir. Là où le corridor se scindait, deux humains de l’équipe avaient découvert le compartiment secret que Yan utilisait autrefois pour la contrebande. Comme Plaan, les deux fouinards ressemblaient plus à des mercenaires ou à des pirates qu’à des contrebandiers, ce qui collait avec les vaisseaux faits de bric et de broc, des Affreux, que Yan avait vus dans le hangar d’amarrage.
Plaan sourit.
— Vous êtes des contrebandiers ?
— De temps à autre, admit Droma.
— Indépendants, ou vous travaillez pour les Hutts ?
— Nous sommes à notre compte.
— Il existe de meilleurs moyens de gagner sa vie par les temps qui courent. Même les Hutts sont contraints à la prudence. Depuis que Boss Bunji a été chassé de la Roue du Jubilé, il ne reste pas assez de glitterstim sur Ord Mantell pour remplir une corne de bantha !
Un petit homme en bleu de mécanicien se présenta.
— Votre vaisseau en a vu de toutes les couleurs, capitaine. Vos poursuivants ont bousillé votre belle peinture neuve !
— Nous avons croisé une patrouille de Yuuzhan Vong, répondit Droma. Nous avons eu la chance de nous en tirer avec un convertisseur de puissance et l’hyperdrive endommagés.
— C’est un vieux vaisseau, mais nous devons avoir les pièces de rechange.
Plaan se détendit.
— Vous n’auriez pas à vous inquiéter des patrouilles yuuzhan vong si vous aviez dans votre poche les contacts nécessaires, dit-il à Droma et Yan.
— Nous n’avons jamais été très doués pour ça, avoua Droma avec un coup d’œil entendu à Yan.
Le chef de la sécurité eut un rire sinistre.
— Votre chance va peut-être tourner ! (Il avança vers l’entrée du couloir circulaire.) Combien de passagers pouvez-vous transporter dans ce vieux clou ?
— Il est plus petit qu’il y paraît, répondit Yan. Les systèmes de survie suffisent pour cinquante passagers, pas plus. Et seulement pendant quelques heures.
— Pourquoi posez-vous la question ? demanda Droma.
— Beaucoup de gens de la Crête d’Esau travaillent en sous-traitance pour un employeur en contact avec les Yuuzhan Vong.
— Oui, fit Yan, certains de nos amis bossaient pour un type qui prétendait la même chose, mais quand on en est venu aux détails concrets, ce gars ne valait pas tripette. Vous avez déjà entendu parler de la Brigade de la Paix ?
— L’unité de Reck Desh, dit Plaan.
— Même employeur ?
— Oui, confirma Plaan. Mais nous ne touchons pas aux spécialités dont s’occupait la Brigade. Trop dangereuses. Nous nous occupons des transferts.
— Oui ? l’encouragea Yan.
— Des transports privés pour les réfugiés désirant échapper aux camps de la Nouvelle République.
Les yeux de Yan s’étrécirent.
— Vu les prix auxquels vous facturez vos services, vous êtes des philanthropes.
Plaan éclata de rire.
— Nous recevons des primes substantielles… Les passagers payent seulement un prix modique.
— Cet employeur anonyme est donc un philanthrope…, déduisit Droma.
— Pour que nous touchions les primes, il nous demande d’emmener les réfugiés sur des mondes précis. Les prochaines cibles des Yuuzhan Vong…
Yan faillit s’étrangler.
— Vous recyclez les réfugiés ! Ils vous paient pour quitter un camp, sont victimes de l’invasion et se retrouvent dans un autre camp, bien pire… Les Yuuzhan Vong sont contents parce que ça complique les choses pour la Nouvelle République qui essaie de secourir ces pauvres gens !
Plaan haussa les épaules.
— Un souci supplémentaire pour la Nouvelle République, un boulot stable pour nous. Ça vous intéresse ?
— Peut-être, lâcha Droma. Vous avez quelque chose en cours, en ce moment ?
— Dommage que vous arriviez un peu tard. Certains d’entre nous ont été embauchés pour déplacer un groupe qui est sur Ruan.
— Ruan ? répéta Droma.
Il s’assit lourdement sur le fauteuil du poste d’ingénierie.
Yan fit les cent pas.
— Il est peut-être encore temps de nous joindre à eux, dit-il, essayant de cacher son inquiétude. (Il se tourna vers Plaan.) Quand aurons-nous les pièces de rechange ?